Janvier 2025 – Edgar Mélik : Circé et Ulysse

                

Edgar Mélik, Circé et Ulysse, huile sur carton, 1949, 50 x 65 cm, collection particulière

L’œuvre  de Mélik alterne des images très structurées avec d’autres qui nous font assister à un désastre de l’image.  On peut identifier la première voie à la peinture et la seconde plutôt au dessin.   Ce tableau inédit pour nous (vente 2024, issu de la collection de la galerie parisienne Frédéric Roulette) est à coup sûr un exemplaire du désordre porté à la représentation du corps, selon la voie ouverte par  Matisse (dans sa courte période fauve autour de 1905)  ou par Joan Miro qui entendait attaquer la peinture vers 1930 (voir le titre suggestif de Rémi Labrusse,  Miro, Un feu dans les ruines, 2004). Peinture ou dessin ?   Si on regarde de près l’image on retrouve le trait noir et nerveux qui aura été l’état premier de l’œuvre avant que la matière légèrement grumeleuse ne vienne remplir les espaces, tout en laissant des réserves sur ce  support cartonné de couleur ocre.  La signature nerveuse marque l’appropriation de l’œuvre par l’artiste.   Elle a dû être apposée à l’étape du dessin dans ce qui est maintenant une réserve après le tumulte de la matière colorée. 

Au centre un corps nu qui semble passablement méconnaissable, ce qui irritera à coup sûr l’observateur frustré dans son attente de l’image raisonnable.  Mélik nous a pourtant habitué à chercher la logique de ces distorsions dans la vie même des corps qui bougent et se déforment par la grâce du mouvement même.  Cette jeune femme est en train de se tourner  vers la droite, assise sur ses jambes rempliées  et appuyée  sur son bras gauche dont on distingue fort bien la main et ses doigts écartés. Un sein laisse découper sa rondeur au moment où  la main droite s’incurve sur le genou gauche.  La posture est parfaitement identifiable.  Le visage ovale est perçu de trois-quarts et sa déformation – qui étire une moitié et contracte l’autre –  ne doit  rien aux  artifices cubistes.  En remplissant cette surface complexe préalablement dessinée Mélik oriente notre regard avec des couleurs ocres vers un ventre tendu par le mouvement, et un dos blanc qui souligne la cambrure dû à l’effort de torsion.

Ce corps, pure création de l’art de Mélik, est plongé dans un océan de couleurs simples, posé sur un socle rocheux ou sablonneux,  cerné de bleus variés où se confondent mer et ciel, avec des éclats de lumière et une zone de nuage (angle gauche).  Mélik radicalise l’héritage du Matisse fauve qu’il admirait, par exemple la Gitane de 1905 .   » Les Fauves ne cherchaient rien d’autre que de faire rentrer la discorde dans un ordre harmonique. »  (Georges Duthuit , Les fauves, 1949). 

                        

Mais  chez Mélik cette femme n’est  pas seule.   En effet il  a nerveusement esquissé au trait noir une silhouette d’homme nu à la pose classique.  Bien vertical, un  genou replié contre l’autre jambe, les bras sont relevés et passent derrière la tête inclinée,  comme s’il allait plonger dans la mer. C’est la zone où Mélik a laissé le plus de réserve pour le subjectile, cette surface qui joue un rôle actif par sa coloration carnée  mais aussi par ce dessin dont elle est le support , qu’il ait ou non disparu sous la matière colorée.  Mélik institue ce rapport complexe entre subjectile, couleur et dessin comme son contemporain, Antonin Artaud (1896-1948) dont on saura peut-être un jour s’il l’a lu et s’il a connu les tourments de ses dessins (ils ont eu en commun d’être fascinés par Van Gogh, ce suicidé de la société, voir « Forcener le subjectile » de Jacques Derrida, 1986).  La tête est dessinée rapidement avec chevelure et barbe, tel un moderne Ulysse.

Tout à  droite une troisième figure, assez schématique,  se tient droite.   Elle est en marche, la tête tournée vers la femme nue qui semble s’être retournée pour voir qui s’éloigne d’elle sur ce banc de sable.  Une zone hachurée ajoute à la fantaisie des moyens mixtes que Mélik disperse sur son image (traits subsistants, réserves du subjectile,  matière colorée). 

Il est bien inutile d’interpréter l’interaction entre ces trois êtres puisque  Mélik veut seulement nous plonger dans sa rêverie exclusivement picturale qui nie toute narration.  Une scène vécue,  une rêverie ou une évocation d’Ulysse sur l’île de Circé la Magicienne ? Dans ce cas, ce tableau s’inscrirait dans un cycle mythologique déjà attesté chez Mélik (le thème est parfois confirmé par une inscription écrite au dos du tableau, voir Cycle mythologique chez Mélik ? 7 février 2015, edgarmelik.blogspot.com). Ce qui est évident c’est que le désastre de la représentation n’interdit en rien  une composition savante grâce à des moyens qui rejettent toute ressemblance et tout discours.  Au dos du tableau,  nous apprenons qu’il a appartenu en 1957 à la collection du dessinateur et plasticien Louis Pons (1927-2021) , ami de Mélik et de Suzanne Valabrègue. Ensuite le tableau a été transmis en 1968 à leur ami commun,  le galeriste de Forcalquier, Lucien Henry (1924-1988). Ce type d’œuvre – entre dessin et peinture – s’est trouvé au centre de la galaxie amicale et artistique d’Edgar Mélik. Dis-moi ce que tu aimes, et je comprendrais ce que tu  crées.

Louis Pons,  Suzanne Valabrègue et Lucien Henry devant la galerie « Le Clou » à Forcalquier

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