Avril 2025 – Double visage

 Edgar Mélik,  Double visage, c. 1950, HSC,  101 x 75 cm, collection particulière

Quand on aime la « sensibilité tonique » de la peinture d’Edgar Mélik on ne peut qu’être subjugué par cette  étrange figure féminine,  un nouveau tableau inédit (ancienne  collection du professeur Jayle, ophtalmologiste à Marseille, nom tracé par Mélik lui-même  en lettres noires au dos du tableau ). La tension  émotionnelle derrière l’image nous perturbe mais elle est visiblement  équilibrée par une construction harmonieuse.  Au premier plan, d’immenses bras relevés   avec leurs mains largement ouvertes puis un grand cou tel une colonne archaïque qui devient l’axe vertical du tableau.  La base de la figure est une architecture majestueuse et simplifiée.   Les lignes et les courbes ondulent dans l’espace. Visiblement Mélik est l’héritier des formes si peu anatomiques de Picasso et de Matisse, les peintres qu’il plaçait à l’origine des aventures de sa propre peinture.  Ce qui compte c’est la liberté  du trait qui délimite les contours imaginaires du corps humain.

Picasso,  L’Acrobate bleu, 1929    Matisse,  Grand nu couché, 1935

Comme toujours chez Mélik, les mains sont particulièrement soignées. Elles se déploient au sommet de fins poignets pour traduire une gestuelle complexe   autour de longues nattes de cheveux oranges tressés de rubans rouges.  A gauche, une  main énergique avec son pouce redressé s’avance  pour écarter une natte qui serpente contre le cou.  L’autre main, tout en douceur avec ses doigts écartés, a fait son travail : la natte ondule  déjà dans l’espace.

Ces formes sont étranges mais ce n’est rien par rapport à l’ « inquiétant familier » (Freud) du visage féminin qui peut mettre mal à l’aise.  On doit à Freud la découverte en 1919 de cette catégorie de l’esthétique littéraire qu’on peut utiliser pour la peinture moderne. Si le visage est depuis la Renaissance le lieu de la spiritualité et donc de l’harmonie rêvée, il n’en est plus de même avec la peinture de Miro,  de Picasso ou de Masson, les peintres auxquels il faut songer pour accéder à l’œuvre de Mélik. Avec eux , tout est ressemblant et familier et pourtant extrêmement étrange. Georges Bataille parlera  à propos de ses peintres qui ont été ses amis d’une « ressemblance cruelle » (ils nous obligent à faire le deuil du beau visage). La Figure humaine qui avait été, pendant des siècles,  la forme idéale est disloquée par des processus complexes (pas nécessairement cubistes). Chez Mélik, tous les signes d’un visage sont à leur place et s’ils étaient isolés, ils seraient splendides à leur manière  : la bouche, les yeux,  le nez et de superbes arcades sourcilières.  

Pourtant tout est devenu inquiétant. Les lèvres  sensuelles sont dédoublées et légèrement décalées, rouge foncé  puis rose à l’arrière-plan.   Juste au-dessus l’arête puissante du nez est, elle aussi dédoublée, avec son propre jeu de couleur pour les narines (deux petits traits bleus, puis rouges).  Au centre de cette structure  aberrante,  Mélik a tracé une forme étrange qui  perce ce visage.  C’est une ellipse verticale avec plusieurs bandes concentriques de couleurs différentes (rouge, jaune, blanc  sur un centre bleu).  Une sorte de miroir ovale presque incisé dans la chair, vision qui crée incontestablement un mouvement d’horreur face à ce qu’on  ressent intimement comme une blessure.  Pour comprendre les créations de Mélik, on ne doit pas refouler la puissance de l’empathie, ce pouvoir caché en nous d’identification à l’image. Que ressentons-nous face ce visage féminin si malmené et sacrifié par la peinture de  Mélik? Contrairement à ce que veut nous faire croire une histoire de l’art dominée par l’idéalisme (l’art est affaire de jugement esthétique, il existe une beauté naturelle, le tableau doit reproduire nos perceptions réelles etc.) , il y a une tension provoquée en soi par toute image, tension  entre l’empathie née du désir (le toucher d’Eros) et l’empathie née de l’horreur (le toucher de Thanatos pour reprendre les notions inventées par Freud).    Le portrait féminin tracé par Mélik est visiblement un « objet psychique »  qui joue sur les deux registres de l’émotion (voir Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus : Nudité, rêve et cruauté, 1999).

Si le nez et la bouche sont naturellement uniques il n’en est pas de même des yeux qu’on regarde volontiers depuis la Renaissance et sa psychologie rationalisée du portrait comme un  miroir de l’âme.  S’attaquer à l’œil c’est probablement le sacrifice le plus douloureux qu’ont pratiqué les surréalistes, sacrifice que Mélik a intégré avec une jubilation toute formelle à son art du portrait si peu classique (voir sur le blog edgarmelik.blogspot.com , mercredi 26 février 2014  » Mélik et Victor Brauner : surréalisme et fascination de l’œil énucléé »).  Dans le tableau ci-dessous, intitulé La Magicienne,  on notera le sacrifice de l’œil (ou sa greffe), mais aussi le mouvement délicat des mains,  et les mèches de cheveux oranges qui flottent dans l’espace. Ces points communs –  sur le plan visuel –  avec notre tableau du mois nous donnent une idée du processus à l’origine de la peinture de Mélik. Ce qui compte ce n’est plus le sujet du tableau, ni même le style, mais les inventions formelles et la composition des gestes chaque fois uniques pour créer autant de « fétiches visuels » (voir B. Vouilloux, « Un fantasme d’apparition. De la nudité féminine comme fétiche visuel avant Freud« , 1995).

Chez Mélik,  le dédoublement de l’œil s’opère grâce à l’altération de leur symétrie naturelle.   Chaque œil est traité picturalement comme un signe complexe et indépendant. Sous les belles courbes rouges des arcades,  les yeux sont repoussés sur les bords du visage qui en sort déformé.   A gauche, l’œil bleu est grand ouvert avec sa pupille noire tout en bas, alors que l’autre œil est presque fermé, et  on discerne le pli des paupières.  Étrangement  le bleu de l’œil presque absent a produit ce qu’on ressent comme une trace salissante (en termes idéalistes, on parlera  d’un  reflet maladroit de matière bleue), avec inclusion d’une tache de jaune pur. Ce qui intéresse Mélik c’est cette matérialité de la peinture. Or, intégrer  la matière et la salissure  c’est faire un sacrifice pictural qui irrite au plus au point la vision classique de l’art (voir sur le blog, edgarmelik.blogspot.com,  mercredi 1 juillet 2020, « 1948, jeu avec le hasard et taches (Mélik et Miro} » ).   Finalement le principe du dédoublement si puissant dans ce portrait permet de composer l’aspect visible d’un visage tout en le décomposant  (voir, G. Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, 1995).

Si on se souvient du jeu de couleurs  dans l’ellipse,  on constate qu’il s’agit des couleurs des yeux.  Il y a donc un rapport évident entre les yeux et cette  forme  étrange  qui met mal à l’aise dans un premier temps parce qu’elle défigure et meurtrit  le visage.  En se soumettant au processus visuel du tableau, cette « chose » prend l’aspect d’un miroir  oculaire par la magie de la couleur.   Mais cette forme blessante  est-elle aussi un symbole ?  On sait par le tableau du mois de mars (Bouddha, peinture ou mystique) que Mélik a longtemps été sensible –  comme les membres du surréalisme –  à l’effigie du Bouddha. Mais tout porte à croire qu’il ne la traitait pas comme une figure religieuse mais comme une symbolisation de la peinture quand elle devient accès à une réalité différente des apparences (mystique au sens large).  Or le « troisième œil »  est un symbole très ancien du regard intérieur ou « œil de l’âme »  qui existe depuis des millénaire dans l’hindouisme et le bouddhisme. Sur certaines sculptures  cet œil non physique est orienté verticalement sur le front. 

   Statue de Shiva au Cambodge

Ce portrait, imaginaire ou réel (mais pour quelle femme rencontrée par Mélik ?)  est fortement construit même s’il met en pièce le réalisme qui continue à être une arme pour rejeter  cette  esthétique qui contient de multiple détails dont la subtilité n’a rien à envier à la peinture imitative, dominante depuis la Renaissance jusqu’à sa copie affaiblie au cœur du  XIX ° siècle (ce qu’on désigne comme académisme ou peinture pompier). Alors que les styles de Miro, Picasso et André Masson ont plus d’un siècle, le public continue à croire que la peinture dite photographique est plus complexe à réaliser, seule véhicule légitime d’un message et par dessus tout,  nécessairement belle.  Or, la peinture de Mélik avec ce portrait féminin qui se dresse face à nous, comme un archétype avec ses formes aberrantes, est un exercice de style à part entière, dans le sillage des avant-gardes du premier tiers  du XX° siècle.  On pense bien sûr aux Demoiselles d’Avignon (1907) de Picasso, tableau non cubiste mais primitiviste qui sera montré au public seulement en 1916 au salon d’Antin. Même aux yeux de ses amis il provoquait un recul d’horreur.  Nous avons occulté la « ressemblance transgressive » des œuvres de Picasso  que l’histoire de l’art a maintenant officialisées, à tel point que le public en tolère la violence du moment qu’il reste un artiste isolé.  Or, les contemporains de Picasso avaient encore un regard neuf et incisif :  « Picasso altère les objets avec une violence qui n’avait pas encore été atteinte et selon un processus de décomposition  et de destruction qui n’a pas été moins pénible à beaucoup de gens que ne le serait la vue de la décomposition et de la destruction du cadavre. »  (G. Bataille, cité par G. Didi-Huberman, op. cit.).    La légende devenue officielle d’un Picasso isolé est fausse et elle empêche de voir la proximité de la peinture de Mélik avec Picasso, mais surtout  avec d’autres artistes, moins célébrés mais aussi importants que le maître du cubisme (Masson, Miro, Arp, Brauner, etc.).

Quoiqu’il en soit des pièges de l’histoire de l’art, la confrontation avec le Double visage vaut le coup au moins pour noter rapidement la filiation et la radicalité essentielle de Mélik.  On sait que Picasso a remplacé trois  têtes coupées par deux masques africains (les femmes à droite)  et par une sculpture archaïque ibérique (femme à  l’extrême gauche). En dépit de son apparente unité le tableau intègre donc plusieurs dimensions hétérogènes ( présence de volumes avec les masques et la sculpture,  représentation mimétique comme pour la nature morte au premier plan et la dimension magique de l’exorcisme).  Chez Mélik le portrait devient totalement une réalité plastique.  Il n’y a plus à mettre un masque à la place du visage. C’est la totalité des détails qui est devenue un « objet psychique »  avec ce jeu des tensions entre les formes qui s’harmonisent (toucher d’Éros et toucher de Thanatos).  Devant ce portrait l’empathie (négative ou positive)  joue à fond car il n’y a plus de masque puisque c’est le visage lui-même qui est soumis à une métamorphose dont le but est de soumettre le spectateur à une empathie éprouvée alternativement comme pénible ou  agréable. « Le sujet d’expérience fait droit à une organisation psychique où l’émotion retrouve son étymologie de mouvement. »  (G. Didi-Huberman, Ouvrir Vénus : Nudité, rêve et cruauté).

L’hommage de Mélik à cette femme ne passe pas par un joli portrait mais par l’altération picturale de cette altérité du genre, par une jouissance des formes anarchiques  et des taches colorées, en écho à un mystère.  Mais lequel ? On sait qu’il ne faut guère interpréter la peinture de Mélik en projetant sur elle nos propres habitudes.  Si Mélik massacre les formes pour nous dérouter et voir si on tient le choc pictural,  c’est qu’il y bien sûr une signification réellement cachée  donc introuvable. Une énigme n’est réelle que si elle reste sans solution (sinon, il ne s’agit que d’une devinette).  Un tableau de Mélik n’est pas une image de René Magritte dont on s’aperçoit vite qu’elle ne fait qu’illustrer une énigme trop simple pour le langage.   Mélik l’a souvent répété, « ma peinture n’est pas conceptuelle mais absconse« .  La violence contre les formes naturelles – y compris d’un beau visage féminin –  n’est surement pas gratuite, elle fait sens.  Elle est un hommage paradoxal. La femme est le thème pictural dominant chez Mélik et on ne peut oublier que dans son existence il a été proche de quatre femmes artistes très peu conventionnelles pour l’époque : Adrienne Monnier (femme de lettres et fondatrice de la Librairie des Amis des livres dans le quartier latin), Consuelo de Saint-Exupéry (peintre et sculpteur), Christiane Delmas (femme de Lettres) et Madeleine Dinès (peintre).   Mélik a peints des portraits  splendides et ahurissants des trois premières.

Parfois, Mélik nous laisse des indices de ses intentions . Ainsi, au dos de ce  portrait féminin imaginaire (collection privée) on peut lire en lettres noires tracées par Mélik l’aphorisme suivant :  « Femme inconsciente de sa maturité« .

 Ce paradoxe est probablement le plus bel hommage qu’on puisse adresser à un être humain !  Toute autre combinaison serait inférieure. Imaginez un être conscient de sa maturité (vanité ?)  ou pire, un être inconscient de son immaturité (bêtise ?  voir l’aphorisme au dos d’un autre tableau : « Les sots ne seront admis ici que dans la mesure où leur sottise servira à penser sottement au fond d’eux-mêmes.« ). Dans le portrait dédoublé qui nous occupe, si la forme ovale au milieu du visage est le symbole bouddhiste du « troisième œil  » on peut être sûr qu’il s’agit de célébrer le mystère de cette femme, probablement réelle.  Même si on ne doit pas chercher à en savoir plus,  cela confirme la sophistication du portrait, la force de ce visage qui nous regarde avec l’assurance de son beau délire formel.   Le dédoublement dont Mélik a expérimenté toutes les combinaisons avec une virtuosité qui reste à découvrir ( un visage unique démultiplié par des angles de vue successifs,  deux visages soudés comme des siamois, etc.)   est une voie ouverte par Picasso mais aussi par d’autres peintres des avant-gardes.  Cet  exercice, qui ne lui est pas propre, peut renvoyer à une sagesse complexe comme dans ce Portrait d’André Breton  (1941) par André Masson qui reprend  la tradition antique du Janus bifrons.

De manière bien raisonnable et symbolique l’artiste a juxtaposé le visage diurne aux yeux ouverts et le visage nocturne aux yeux fermés. Une incision creusée dans la paroi du crâne contient des profils féminins dont les grands cheveux forment une source en forme d’amande qui rappelle l’ellipse du portrait féminin peint par Mélik.   Une étoile sur le sommet de la tête manifeste de manière très (trop ?)  limpide une intention ésotérique et poétique.    On peut dire que la voie tracée par les portraits peints par Mélik refuse tout  symbolisme transparent à l’esprit ( comme chez Magritte et Dali).  Il entend nous donner à voir un monde familier et inquiétant de formes et de couleurs qui n’est cependant pas arbitraire.  Il aurait pu continuer à peindre des portraits relativement classiques comme après son retour d’Italie (1935), mais il a fait un autre choix radical qui est justement contemporain de ces peintres dits surréalistes dissidents (Miro, Masson, Arp, Brauner, Paul Klee). Il a choisi, comme eux,  la « ressemblance transgressive » qui s’attaque à la Figure humaine. « Façon de nous dire que l’altération des formes et le processus de l’informe  ne sont ni ailleurs ni avant les formes : ils sont à leur pointe même, là où leur contact est le plus décisif, le plus douloureux, le plus disloquant. » (G. Didi-Huberman, op. cit.).    Edgar Mélik, ou la peinture à la pointe du temps, selon le titre choisi par Hubert Juin en 1953.

J. Miro,   Peinture (Tête), 1930   et Le Fou du roi (1926)

                Il reste à souligner l’extrême raffinement du fond où Mélik s’abandonne à la jouissance des formes réelles mais non identifiables (des formes altérées),  une tapisserie surréaliste où chacun croira tour à tour reconnaître des objets familiers (en haut  à droite, une cruche renversée d’où s’écoule un liquide rouge comme la lave… ou le sang ).  Mélik semble nous dire à nouveau (et dans un nouveau registre) que la peinture n’a plus à être le reflet de nos attentes idéalistes, des images du rêve.   Les couleurs sont pastel  avec des tons chauds ou solaires. Il n’y a que le rouge qui soit intense, car le bleu vif habituel chez Mélik est remplacé ici par un bleu laiteux.  Ce n’est pas la palette des couleurs primaires et des pigments purs (rouge, bleu, jaune) dans laquelle Mélik ne s’est pas  enfermé.

                Avec ce portrait et ses multiples dimensions (architecture déformante, dédoublement des parties du visage,  symbole incisé, douceur des couleurs, fond abstrait, etc.)  Mélik manifeste son univers pictural – qui outrepasse les avant-gardes dont il s’est nourri – pour un hommage, tout à fait insolite en ce milieu du XX° siècle,  à une Femme réelle dans sa singularité à jamais indéchiffrable pour lui .

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