La peinture de Mélik

La peinture de Mélik

La peinture de Mélik se développe sur plus de 40 ans.  Quand il expose pour la première fois à Paris en 1930, galerie Carmine, sur la prestigieuse rue de Seine, il y a seulement deux ans qu’il a fait le choix de peindre.  Mais il reste également fasciné par la musique classique et l’écriture qui l’accompagneront toute sa vie.  La peinture moderne vient de connaître son âge d’or avec les inventions de Picasso, de Matisse, de Soutine et de tant d’autres. Pour trouver sa singularité Mélik entend se situer contre (au deux sens du mot) cette époque (appelée rétrospectivement « Ecole de Paris« , dès 1925). Mélik en revendiquera toujours la « sensibilité tonique » pour lutter contre ce qu’il désignait COMME la « sensibilité snob » en peinture. 

Si on en juge d’après ses œuvres les plus anciennes Mélik s’intéresse d’abord au groupement des personnages dans des scènes réalistes, comme ces femmes réunies autour d’un lavoir. La construction est savante et on voit déjà un système pictural qui joue, l’un contre l’autre, le dessin et la couleur.  Peu de paysage, pas de nature morte. Mélik a choisi l’humain qu’il mettra de plus en plus au centre de son univers.

Dès le départ Mélik joue avec la polarité du dessin – qui crée la forme reconnaissable – et la couleur, matière fluide et lisse. Dans cette scène de sa première période on sent bien que le dessin entend résister à l’intensité des couleurs (jaune, rouge, noir). Du reste son œuvre purement graphique est inventive et serpentine. Elle était à ses yeux l’exploration d’un monde très différent de celui de la peinture. « Lorsqu’un sculpteur dessine, ses dessins ne sont pas ceux d’un dessinateur. Il en va de même lorsqu’il s’agit d’un peintre ». Et sur un nu tardif il n’hésite pas à écrire : « Je peins mieux que Picasso mais je dessine presque aussi bien que lui ».

Parfois la scène censée s’inspirer de la réalité disparait au profit d’une étude de la physionomie humaine et de ses expressions (plus tard apparaitra le motif du masque). A travers les ocres ou des équilibres improbables de couleurs, Mélik explore la réalité humaine dans son étrangeté. Il multiplie de façon vertigineuse les angles de vue pour des « scènes » qui n’ont plus rien de narratif.

Parallèlement Mélik invente de grandes compositions imaginaires dans la veine surréaliste. Le raffinement est extrême tant par la couleur que par la structure irréelle.  L’accent est mis sur les gestes énigmatiques des mains et les traits étranges des visages. Deux aspects qui resteront des acquis de cette deuxième période. 

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Amplitude, HST, 130 x 95 cm, collection particulière/ Vision féérique, HST, 119 x 84 cm, collection particulière

Immédiatement après la guerre, comme pour réagir contre cet excès de l’image rêvée Mélik traverse une courte période d’abstraction. Il invente des labyrinthes pour nous laisser chercher les détails représentatifs d’un monde trop familier. Le cheval, une tête, un corps sont devenus des figurines qui émergent d’un réseau complexe où la forme et la couleur ne font plus qu’un.

Labyrinthe, HST, 130 x 97 cm, collection particulière
Vision bleue, HSB, 153 x 275 cm, collection particulière

Mélik admirait le travail de Soulages et Manessier. Mais pour lui, cette traversée de l’abstraction signifiait surtout que la réalité n’avait plus à être interprétée. Mélik s’engage alors dans la création pure qui sera la quatrième étape de son aventure artistique. Dorénavant, chaque tableau est un univers inventé, un « monolithe totalement autonome face à la réalité« , pour utiliser sa propre image.  Il s’agit d’une synthèse, à chaque fois unique, d’éléments plus ou moins déformés qui se composent dans une parfaite liberté visuelle.  L’énigme est devenue totale, la force d’organisation plastique ayant refoulé  toute forme de signification.  Mélik parlait lui-même de sa quête d’une « spiritualité plastique » (1943)

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Composition, HST, collection particulière/ Danse, HSC, 76 x 53 cm, collection particulière

Qu’est-ce qui peut avoir la puissance d’engendrer autant de visions autonomes et imprévisibles ? Mélik le dit, c’est l’émotion, mais dans ce qu’elle contient de non-représentable (Mélik écarte l’expressionnisme). C’est toujours une image chargée qui déclenche une image autre, celle du Peintre Mélik. Peu importe le déclencheur : un poème de Rimbaud, un film médiéval comme les Visiteurs du soir de Marcel Carné, un spectacle du mime Marceau ou d’Edith Piaf, etc.  Ce qui compte c’est de rendre visible le monde qui nous habite à notre insu, celui de la « grande inconscience » (expression qu’il empruntait à André Breton). 

Séance chez le mime Marceau, HSC, 52 x 69 cm, collection particulière
Portrait d'Anne, sur un poème de Jacques Prévert (à partir des Visiteurs du soir, Marcel Carné), HSB, 105 x 78 cm, collection du musée

Une dernière dimension viendra bouleverser la peinture de Mélik, celle de la matière.  Il a su longtemps en tirer parti pour les différentes textures inhérentes aux supports physiques qu’il transfigure dans ses ateliers en autant d’effigies (il parlait de son « Laboratoire« , comme le faisait à la même époque Francis Bacon).  Que ce soit la plaque de fibrociment, la toile de jute, la trame d’une moquette ou les fibres d’une planche de bois, la matière a droit de cité. Il suffit de l’entendre : « Penser autrement que la matière tout en partant de la matière qui est en soi, c’est s’accorder à la démesure…Si l’esprit est à l’origine de la matière ou si la matière est à l’origine de l’esprit, ceci est hors de la conception instinctive ou mentale humaine : l’essentiel est donc abscons. » On comprend que sa peinture est travaillée par le sens des énigmes à l’image de son expression la plus personnelle qui emprunte la voie de l’aphorisme (fidélité à Nietzsche dont il se réclamait).

Enfin la matière va se faire granuleuse, irrégulière et grossière. Pas plus que ce qu’on perçoit négativement comme des déformations, cette présence sur le tableau n’aura quelque chose de hasardeux. Elle va permettre à Mélik de créer des espaces différentiels (épaisse pour souligner un pli ou une masse, la matière reste sagement lisse pour un coin de ciel). 

Edgar Mélik, Rupture, HSC, 65 x 50 cm, collection particulière

Parfois, la matière colorée en fusion envahit toute la surface avec ses mille nuances et donne une vie tactile à l’ensemble.  La réduction simultanée de la couleur (bleu, jaune, blanc) renforce cette vibration unique. Mélik a crée l’image-matière.

Edgar Mélik, Deux chevaux et un danseur, HSB, collection particulière

Mélik voyait le temps de sa création circulaire, comme il l’écrira pour sa grande rétrospective au château Saint-Pons, près d’Aix-en-Provence, en 1969. « Dans ce laps de quarante années de labeur, le passé et le présent se rejoignent. Lequel des deux rejoint-il l’autre ? »

Chaque période de sa peinture aura produit un acquis intégré à ce qu’il appelait son « sillon » (polarité du dessin et de la couleur, abstraction, réduction de la couleur, création plutôt qu’interprétation, rugosité de la matière). Son œuvre représente plusieurs centaines de toiles et de dessins souvent fabuleux, dont beaucoup restent à découvrir.  Ce qui se développe admirablement c’est cette puissance totalement libre et cohérente faites d’étapes franchies l’une après l’autre sur cette durée de quarante ans. Mélik, un peintre isolé ? Il n’a pas cessé de se situer contre les peintres de son temps, les admirant quelques fois, les contestant toujours. Et d’abord au défi du plus célèbres d’entre eux. « Picasso m’a longtemps donné une vive exaltation et m’a incité au travail… Au commencement j’étais une sorte de révolté contre certains peintres, en particulier Picasso. Après je suis revenu sur certaines positions et j’ai lutté contre l’influence de Picasso » (1967). Quand on évoquait Georges Rouault pour approcher sa peinture, son refus devenait tranchant et précis :  « Il n’y a aucun lien d’ordre spirituel, aucun lien d’ordre technique entre Rouault et ma peinture, sauf peut-être, dans une apparence tout extérieure – coloris – et dans une commune compréhension du Greco… Pourquoi se fait-il que l’on ne me compare jamais à Paul Klee, à Picabia, à Roger de la Fresnaye ? Ceux-là seraient plus près que Rouault, c’est sûr, de mon esprit et de mes réalisations actuelles. » (1945). 

Avec Mélik nous sommes au plus près de ce qu’il est convenu d’appeler « la création » en peinture, et donc du temps des autres peintres. C’est ce que Hubert JUIN a fort bien exprimé par le titre du livre qu’il lui consacrera en 1953, Edgar Mélik ou la peinture à la pointe du temps (Editions de la Mandragore). 

Marche au vent, HSC, collection particulière

Ce qui persistera toujours c’est la part d’énigme à laquelle le Peintre n’échappe pas, malgré l’invention de toute cette prodigieuse visibilité.  Mélik en eut conscience dès 1932 : « Car l’art peut tout inventer sauf l’humain…L’humain absolu ne peut exister par lui-même dans l’art – il ne sera jamais que l’ombre de l’homme qui est derrière l’œuvre. » 



Mélik, Femme au jeu d’échecs, 1949 dessin, collection du musée / Installation créée par Mélik (table ovale, jeu d’échecs, poussière, moulage de sa main droite), Provence Magazine, 1969