Cette toile de Mélik est un Janus bifrons au féminin, dieu romain aux deux visages. Ce qui attire d’abord c’est cet œil en amande qui nous fixe. Le visage s’organise autour de cet astre gris-bleu selon des lignes douces et des reflets multiples. Mélik a pris plaisir avec la matière, lisse par endroits ou granuleuse ailleurs, dans un jeu savant qui accroche la lumière et anime cette peau plus sculptée que peinte. Portrait de trois quarts que dessinent les arêtes du nez puis une bien sensuelle bouche qui rappelle le canapé Bocca de Salvador Dali de 1936. Un superbe foulard de soie imprimé recouvre les cheveux et fait écho aux lèvres. Le visage est dédoublé de profil sur la gauche. Tout se répète mais les mêmes formes changent grâce à ce simple pivotement dans l’espace. On retrouve le nez et la bouche, comme la courbe rose du menton. L’œil cyclopéen s’est dupliqué en deux points bleus sur une ligne horizontale. Le cou puissant, maintenant dédoublé et décalé, creuse dans la toile une première profondeur. Mélik en profite pour glisser bizarrement une main entre ces deux colonnes. A qui appartient-t-elle ? Elle se détache sur un fond bleu avec sa tache verte et deux points rouges. Ouverte, elle semble jouer, mais avec quoi ? En tout cas, elle intrigue par sa disproportion.
Buste plutôt que simple portrait. On aperçoit en effet une épaule et la frange irrégulière du vêtement sur le cou dont le bord gauche a été épaissi de matière et ombré de noir. Les visages se détachent sur un ciel aux trois bleus superposés dont l’un se répète dans l’échancrure du foulard. A droite, un fragment de paysage est suggéré, avec sa ligne d’horizon au-dessus de deux zones d’ocre imbriquées. Quelques silhouettes s’y déplacent. Mélik a daté son tableau, comme il le fit rarement (voir au musée de Cabriès, La Cavale, d’un tout autre univers avec ses chiffes rouges 54). Existe-t-il une raison à cette inscription dans le temps ? Une marque d’estime… pour l’œuvre ou pour l’amie ?
Le visage se dédouble dans l’espace plutôt qu’il n’est savamment décomposé. Nous sommes au-delà du cubisme. Mélik, né en 1904, appartient à la génération des artistes qui suit celle de Picasso, né en 1881. Ce que Mélik pensait sérieusement dans sa jeunesse nous le savons par son propre témoignage : « Picasso, me dit-il, aura été le grand mais le dernier peintre d’une époque. Laquelle époque est de toute importance. Une autre est en train de se former. Celle-là aussi, de toute importance. Il se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité. » (Entretien pour la revue d’art parisienne Comoedia, 1941).
Regardez bien ce portrait solaire et vous découvrirez d’étranges visages dissimulés. Mélik a inventé un cubisme intériorisé qui creuse le mystère de l’humain. Ce qu’il appellera plus tard, « une spiritualité plastique » (1958).