En toute amitié à A.E. et T.L.
Au premier regard ce tableau inédit de Mélik (ancienne collection Antonio Bevilacqua, Rome) semble plutôt indistinct mais il dégage indéniablement une force hypnotique. Des formes colorées éclatées nous forcent à plus d’attention. Elles se laissent déchiffrer doucement et un grand buste féminin apparait au premier plan. Décalée sur le côté gauche c’est une jeune femme qui soulève ses petits bras vers sa nuque. On devine les plis de sa peau fragile, la forme de ses seins et la tache rouge d’un mamelon. Le visage est particulièrement complexe. Elle regarde vers la droite en relevant légèrement sa tête. Ce mouvement dans l’espace engendre des distorsions qui ont toujours intrigué et séduit Mélik. On identifie bien les lèvres rouges, et l’arête du nez dans cet arc vertical de couleur jaune. Un bleu très doux sert pour les yeux. En haut, l’œil est une tache compacte, alors qu’à gauche c’est une longue fente bleue (arc descendant orthogonal à l’arc du nez). Avec une vision rapprochée, on voit une ligne jaune très fine dans cette bande bleue, comme pour indiquer une paupière presque refermée. La chevelure rouge feu trace de belles ondulations sur son front tandis que des mèches descendent sur ses épaules. Mélik a cerné son visage avec un bleu intense, différent de tous les autres tons de bleus dont le réseau forme le fond de l’image. Autour de cette jeune femme dénudée et indolente des taches colorées animent un fond abstrait et très composé. Mélik superpose du vert, rose, bleu, et blanc d’où émerge sans doute une petite créature à l’œil globuleux que la jeune femme regarde du coin de l’œil lui tourner le dos. La composition dégage une vraie harmonie de couleurs et de formes plus ou moins indistinctes. Mélik ne représente pas, il dispose des signes (des taches colorées et ce qu’il appelle « le trait vivant » ). Chacun reconnaîtra d’autres formes que le hasard des taches a pu produire.
On peut dire que cette peinture est hallucinatoire – et pas banalement étrange – pour une raison précise : le contraste entre des moyens expressifs plutôt inquiétants et une scène presque familière. Le premier moment est une impression subie par le spectateur, le second moment est une lisibilité conquise, toujours partielle. Avec ce tableau, Mélik fait plus que créer une énième œuvre. Il nous livre le fonctionnement interne de l’image dans sa dernière période, dite agglomérée. Mélik ne fait pas une peinture spontanée, ni une peinture de style. Dès les années 1930, après le fauvisme de Matisse, le cubisme de Picasso et l’Ecole de Paris (Soutine, Chagall) il sait que la peinture tourne le dos à l’illusionnisme figuratif pour faire subir au spectateur des « émotions visuelles fortes » . Au lieu de reproduire l’apparence des choses de manière apaisante, donc esthétique, la peinture était devenue une arme pour contester l’ordre aveugle du monde naturel et l’histoire chaotique.
Mélik était parfaitement conscient de la situation de sa génération post-cubiste : « Picasso se sera battu avec le réel comme nul ne l’avait fait. Il a trouvé un sens à suivre. Maintenant il s’agira d’entrer essentiellement au travers du réel dans une spiritualité. » (entretien de Mélik, 1941). Le spectateur n’a plus à subir la perfection technique de l’image (esthétisation de l’art). Sa subjectivité plastique est provoquée afin de le contraindre à recomposer intérieurement une vision altérée du monde et de réagir avec sa propre tonalité affective. Mélik ne peint pas pour peindre ! L’art n’a plus à être cette activité gratuite, ce luxe métaphorique qu’il est devenue à partir de la Renaissance. Pour toute cette génération post-cubiste (Arp, Miro, Masson, etc.) il faut créer une image qui impactera au maximum le spectateur, dans une direction voulue par l’artiste. Mélik est parfaitement conscient de cette nouvelle fonction de la peinture car il s’attache à décrire, non le tableau, mais son impact : « Vous découvrez des personnages debout dans tous les sens. Un tableau a un sens cosmique qui joue dès qu’il suggère des visions. Ce n’est pas la figure représentative qui compte, mais la figure-langage. Une peinture est un peu un miroir. Je constate que chacun y retrouve son côté dominant. Le violent y voit de la violence. Le doux, de la douceur. » La fatalité de l’artiste post-cubiste est de détruire le réel et d’en reconstruire une autre forme visuelle pour que le spectateur sorte de la passivité d’une société de masse et des ses conventions esthétiques. La colère légendaire, voire névrotique, de Mélik contre la servitude volontaire du public bourgeois est mémorable, et sûrement pas dénuée de signification (voir Maria Stavrinaki, Contraindre à la liberté. Carl Einstein, les avant-gardes, l’histoire, Les presses du réel, 2018).
L’art n’est plus une affaire de style mais il fixe et agite les forces inconscientes du psychisme humain confronté depuis des millénaires à un monde tragique et inchangé à l’échelle de l’espèce humaine. Les critiques d’art ont souvent écrit que la peinture de Mélik était inclassable, primitive et comme détachée de parois de la préhistoire. Ce n’est pas seulement l’espace clos et archaïque de son château qui renvoie à un temps immémorial : « J’ai décrit à ces amis ce château comme une sorte de caverne primitive » (Lettre à ses parents, 2 juillet 1942), mais surtout sa propre invention de moyens plastiques atemporels. Au journaliste Alain Benoit qui lui demandait quel est le peintre du passé qu’il admirait le plus, il répondait par un merveilleux non-sens : « Moi, grâce surtout à mes racines antérieures millénaires.»
La jeune femme et le petit monstre est plus qu’une simple image qui peut plaire ou non. Elle nous parvient, au travers des phrases de Mélik, comme une émanation du fonctionnement dialectique de son art au moment même où la préhistoire était devenue une paroi pour la projection des interrogations des artistes (voir Maria Stavrinaki, Saisis par la préhistoire. Enquête sur l’art et le temps des modernes, Les presses du réel, 2019). L’œuvre de Mélik est certes singulière, mais n’est-ce pas le cas de tout véritable artiste ? Plus encore, il est le peintre de la génération post-cubiste qui a le mieux accompli la transgression des styles par le jeu et l’enjeu de la préhistoire.