Ce visage est un des plus extraordinaires et des plus ambivalents peints par Mélik. Sur un ciel bleu où flottent de petits nuages blancs une grande tête regarde vers la droite. D’immenses yeux malades, à surface convexe, fixent avec intensité, nous ne saurons jamais quoi . Chaque œil est percé d’une tache bleue prolongée de jaune ou de noir, comme autant d’éclipses d’un astre familier. Tout le visage parait recomposé à partir de plaques osseuses recouvertes de chair et de muscle. Plus inquiétant, ce crâne se disloque vers le haut et on imagine péniblement que la perte de la calotte osseuse laisse le cerveau à l’air libre. La surface de la toile est surchargée par endroits d’une matière très épaisse, avec des incrustations impures qui créent une constellation de taches colorées. Seules quelques marques sont plutôt rassurantes comme le sourire et l’ondulation d’une mèche de cheveux rouges. L’épaisseur de la matière atteint un centimètre à la base du cou. Mélik a probablement voulu faire reposer cette tête sur un socle, à la façon de certains minces bustes en bronze de Giacometti. Ce visage de vieille femme, « Belle hideusement« , nous rappelle que Mélik fut un lecteur de Rimbaud (Vénus Anadyomène), de Lautréamont et de Kafka. L’art doit-il rester le refuge de la beauté ou faut-il oser une « basse séduction » (Georges Bataille) ?
« La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple … — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage… Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! » (Rimbaud, Lettre du Voyant, 1871).
Au-delà de nos impressions contradictoires d’angoisse et de fascination cette Tête brute traduit la même interrogation que les autoportraits dessinées par Antonin Artaud et les sculptures d’Alberto Giacometti. « Qu’est-ce qu’une tête ? » demandait ce dernier à André Breton qui ne voulait pas comprendre l’ incertitude du sculpteur. Cet espace clos, entre le vif et le mort, a été une obsession pour ces trois artistes contemporains. Pourquoi un crâne ouvert sur le ciel doit-il nous angoisser ? La pensée est un fluide magique qui s’élargit aux dimensions du monde grâce aux artistes et aux savants. En 1958, Mélik parle par métaphores de la période de sa jeunesse exaltée – 1925 – quand Montparnasse était « le cerveau du monde » et « ce fleuve pensant » dans tous les domaines des arts et des sciences. Pour comprendre ce tableau il faut voir comment Mélik joue plastiquement avec la tête humaine, selon sa fantaisie souveraine. Parfois il juxtapose le Rêveur et son propre Rêve inconscient (une femme au bras immense). Ou bien il nous promène dans la machinerie cérébrale, ce labyrinthe de la pensée.
D’autres fois, la Tête elle-même devient créatrice en éjectant une multitude de petits êtres colorés. Ou elle semble se vider de son fluide fantastique chez ce personnage aux mains démesurées.
La série de ces tableaux, tous improbables et uniques, est un symbole pour entrer un peu dans l’esprit de Mélik, Le Peintre. Au-delà de nos réactions, on admirera les métamorphoses incessantes qu’il a su imaginer pour nous empêcher d’enfermer nos idées dans notre petite boite crânienne. Pour parodier Verlaine parlant de Rimbaud, on peut dire que Mélik aura été « le Peintre aux têtes ouvertes aux quatre vents ».