« Sirène« , titre du tableau qui remonte à Mélik ! Il évoque toutes les créatures mystérieuses des légendes qu’il aura patiemment déclinées avec ses chimères féminines. Par la magie d’un mot elle rejoint pour un temps la danse des trois sirènes verticalisées (panneau de ciment à l’étage du musée, voir photo de l’onglet Peintures murales). Il est évident que cette femme-poisson qui flotte au dessus d’un paysage d’étangs et de sables dorés appartient au bestiaire intime du peintre. On retrouve dans ce corps transformé par la rêverie tous les principes de la peinture inventée par Mélik. Le mouvement étrange des bras, le geste énigmatique des mains, les ondes granuleuses parcourant la surface, la réduction chromatique au jaune, rouge et bleu. De son corsage rouge sortent deux seins avec une forte asymétrie, distorsion récurrente dans la peinture du nu chez Mélik. Pour la première fois ce tableau sera visible pour la durée de l’exposition des Distorsions d’André Kertész (du 13 novembre au 19 décembre puis du 10 au 30 janvier 2022). C’est dans le miroir de son esprit que Mélik joue avec la fragmentation différentielle du corps. Chaque partie affirme sa part d’autonomie formelle en fonction d’un schéma de mouvements à produire. Chez Kertész, c’est la courbe convexe ou concave du miroir qui engendre les étranges aberrations du corps. Chez Mélik, la cohérence de l’image provient du cadre qui modifie les formes sous la pression invisible de ses bords. Ici un bras se géométrise dans l’angle quand le second, projeté au premier plan, s’arrondit et gagne en volume. Une cuisse s’amplifie quand la jambe repliée s’amincie dans la profondeur du tableau. On voit que ces déformations n’ont rien d’aléatoire ou d’arbitraire. Elles engendrent un volume fictionnel. Ce principe d’un corps déformé qui produit son propre espace a été découvert par Picasso, notamment avec les métamorphoses liquides de ses Acrobates (1930). La même année Mélik a pu voir leur reproduction dans la revue d’avant-garde Documents. Les Distorsions (1933) de Kertész et les nus dessinés ou peints par Mélik ne prolongent-ils pas les déformations cohérentes du corps inventées par Picasso ? Vous vous retrouverez « en face d’images puissamment dialectiques : elles n’ont pas besoin de convaincre qui que ce soit pour faire fuser , avec une parfaite joie, leurs ressemblances et leurs dissemblances, leur planéité et leur corporéité, leur humour et leur gravité, tout cela qui danse dans l’attraction et le conflit mêlés. » , G. Didi-Huberman, 2012 (devant les Acrobates au musée Guggenheim de New York).