Notre promenade dans les œuvres de Mélik nous confronte chaque fois à des formes originales et inattendues. Mélik n’est pas un peintre qui se répète comme si chaque tableau devait correspondre à un style au lieu de proposer une solution optique. Curieux agencement de deux visages, un de profil à la matière granuleuse, l’autre de face, lisse avec reflets métalliques. Mélik n’est pas dans l’invention cubiste qui juxtapose les deux moitiés d’un même visage (voir Picasso, Portrait de Marie-Thérèse, 1937) mais il tire profit de cette démarche formelle. Si on se focalise sur la coiffe on identifie bien deux formes. A gauche une pointe qui rappelle le chapeau bicorne d’Arlequin, et à droite une sorte de bonnet orange en feutre qui rappelle les calots des clowns tragiques peints par Georges Rouault dans les années 1930.
Le buste crée un espace un peu irréel commun aux deux visages. Si les cous s’identifient nettement grâce à leur coloration bleu clair ou jaune, la forme d’une collerette – avec ses franges et ses reflets violets – engendre une forte indistinction pour le haut du corps (épaule à gauche, ligne du dos à droite). Ces signes mémorables du vêtement nous transportent dans le monde des personnages du cirque et la tradition picturale du XX° siècle (période rose de Picasso, Rouault, etc.). Les yeux sont d’autres signes tout aussi révélateurs d’un monde où le visage grimé existe pour rendre visibles les émotions de la vie humaine. Mélik concentre son geste pictural net et précis pour créer le maximum de contraste. Œil ouvert et triste de ce visage-masque ou œil fermé, virgule sinueuse qui épouse l’irrégularité granuleuse du support déjà peint (une déchirure dans cette peau maquillée). Il est difficile de reconstituer la temporalité du tableau en train de se faire, à partir des traces visibles de la peinture-matière. La ligne de séparation virtuelle qui « recoud » les visages et les coiffes laisse penser que le grand calot de feutre orange était complet avant que Mélik n’imagine l’autre moitié du visage avec la pointe légèrement bicolore, qui fait figure de rajout maladroit. Le visage de profil a de la matière et une grande courbe bleue qui rappelle le fond gauche du tableau et la belle signature incurvée. En effet, tout ce montage visuel obéit à un balancement avec sa diagonale des fronts. Le visage triste et blanc subit des déformations irréelles, des étirements qui suggèrent les mimiques silencieuses d’un visage qui oscille sur son axe comme dans les pantomimes du mime Marceau (autre émotion de scène que Mélik a traduite en multiples images sensibles, voir » La géographie artistique d’Edgar Mélik« , 27 avril 2017, edgarmelik.blogspot.com).
Nous sommes à nouveau dans le monde de Janus, une constante de Mélik. Alors que le « Visage solaire » présenté en décembre 2022 comme Tableau du mois articulait le même visage de face et de profil, ici nous avons deux visages structurellement et psychologiquement opposés qui sont fusionnés. Mélik a voulu unifier la dualité bien connue des personnages du cirque (Crispin et Scapin, voir le célèbre tableau de Daumier de 1864; Auguste et Pierrot lunaire, ou L’Acrobate et le Jeune Arlequin de Picasso en 1905).
Mélik s’identifiait-il à ces figures de déclassés qui peuvent nous dire la vérité sur le monde parce qu’ils vivent son désordre sur le mode de la dérision ? Il ne serait pas le premier chez les peintres, les écrivains et les poètes (Picasso, Rouault, Apollinaire, Max Jacob ou Chaplin). Comme Jean Starobinski l’explique très bien par sa collecte de tout type de documents, la dualité du monde du spectacle, burlesque et authentique, est un fil rouge de l’art du XIX° et XX° siècles : » … si ce n’est que le clown est toujours et partout un exclu, et que, devenant un intrus, il gagne un droit à l’omniprésence. Par la licence qu’il s’arroge ou qu’on lui concède, le clown apparaît comme un trouble-fête; mais l’élément de désordre qu’il introduit dans le monde est la médication correctrice dont le monde malade a besoin pour retrouver son ordre vrai. Qu’il soit simplet ou malicieux, ou qu’il allie paradoxalement ces deux qualités, le clown se pose en contradicteur et sa nature lui permet de devenir l’instrument d’un renversement… il a réincarné l’archétype du sauveur sacrifié. », Portrait de l’artiste en saltimbanque, 1970, p. 112.
Si on recoupe la personnalité cachée de Mélik et son choix volontaire d’un mode de vie déclassé, on peut comprendre ce tableau, Visages lunaires, comme une chimère non psychologique. A ses yeux, c’est l’Art qui est cet intrus dont la Beauté dérangeante peut réveiller dans l’homme une « sensibilité tonique » qu’il fait remonter à l’Ecole de Paris (1925), et plus haut à « Molière et au Grand Siècle en lutte contre la préciosité » (expressions de Mélik dans son Texte-pamphlet de 1958).
Ce qui peut nous surprendre c’est que le monde du cirque est aussi un leitmotiv discret dans la production de Mélik. L’article de Gaston Poulain, dans la revue Comœdia, mentionne une « Ecuyère » (non localisée) dans son exposition à Paris en décembre 1930. D’autres dessins représentent le joyeux cortège des saltimbanques et des musiciens de rue. Surtout, un dessin rehaussé de couleurs, représente un singe avec béret, assis sur le gradin d’un cirque au milieu des spectateurs. L’animal n’est-il pas celui qui perçoit que le dérisoire n’est pas toujours où on croit le voir ? Enfin, une grande toile du début des années 1940, que Mélik a lui-même intitulé au dos en grandes lettres noires, Gradin, est un splendide autoportrait aux yeux clos, au milieu d’un clown difforme et de trois magiciens.
Si Mélik a négligé certains genres majeurs de l’histoire de la peinture ( Nature morte ou Paysage), le tableau Visages lunaires confirme qu’il a inventé un genre pictural en l’universalisant, celui des « Arts vivants » de son temps : le Cinéma (plusieurs exemples de films dont Les Visiteurs du soir de Jean Carné, voir « Portrait de Jean Mermoz : cinéma et images chez Edgar Mélik », 20 février 2019, edgarmelik.blogspot. com.), les Pantomimes de Bip-Marceau, ou Edith Piaf sur scène, et maintenant les Arts du cirque. Mélik boucle le tragique de la modernité quand il choisit d’orienter sa peinture vers les récentes expressions populaires de l’humain. Comme le remarque mélancoliquement Jean Starobinski en 1970 dans les dernières lignes de son livre : « Quand l’ordre social se dissout, la présence du clown s’atténue sur scène ou sur la toile; mais le clown descend dans la rue : c’est chacun de nous. Il n’y a plus de limites, donc plus de franchissement. Subsiste la dérision. »