Septembre 2024 – E. Mélik – La robe rouge ou le réel voilé

Edgar Mélik, dessin rehaussé, c. 1935, ancienne collection Lil Mariton

Avec ce dessin nous remontons très haut dans l’œuvre de Mélik. La période sombre qui se déploie à Marseille dès 1932, après sa première exposition à Paris en 1930 dont nous savons très peu.  Le dessin est maintenant le mode d’expression dominant car  le jeu somptueux des couleurs vient s’y superposer en laissant bien visible la structure noire.  Certains critiques d’art rapprocheront cette technique de celle de Georges Rouault (1871-1958), peintre alors prépondérant en France.

Une Femme robuste domine l’image. Sa robe longue est un exercice brillant de touches colorées avec tous les éclats possibles du rouge à l’orange en passant par le violet.  Le haut du corsage adoucit l’ensemble avec ses reflets roses . Avec son bras replié  et son poing serré comme un boxeur   elle semble se défendre.  Le visage est riche de détails tracés nerveusement .   De cet extraordinaire  chaos de traits se dégagent un œil sombre et des lèvres serrées. Elle fait face à un danger qui est situé à l’extérieur de l’œuvre et donc  du spectateur que nous sommes.  

 

Cette figure centrale se détache sur un fond encore plus elliptique, voire abstrait. Dans son dos une sorte de ruban ondule avec ses éclats de jaune. La même forme se répète à droite avec les mêmes reflets , mais brisée.  Mélik suggère un espace clôt où se déroule un drame incompréhensible.  Des frottis de couleurs saturent le bas de l’image, des ombres et des éclats de lumière au-dessus d’un sol rapidement crayonné. A hauteur de son visage  on voit une tache éclaboussée, une forme blanche, qui flotte dans l’espace. Comme dans certaines esquisses à l’aquarelle de la dernière période de Cézanne, les zones non peintes sont importantes.  Ce principe de réserve qui incorpore le support et sa couleur à l’image est  un aspect permanent de l’œuvre graphique de Mélik qui va se renforcer dans les années 1950. 

Comme le motif de cette scène dramatique nous est caché,  l’image reste suspendue dans sa construction.  Ainsi on aurait tort de parler d’œuvre inachevée malgré notre besoin de « terminer » la scène.  Ce moment de suspension dans le récit comme dans le tracé ne serait-il pas dans l’intention  de Mélik ? Chez lui l’image contient le plus souvent un indice caché pour compléter mentalement ce qui n’est pas visiblement représentable, une émotion. Ici, une femme saisie par la peur devant un danger que nous ne connaîtrons jamais.

Il suffit de tourner l’image de 90 degrés  sur la gauche pour déchiffrer la forme blanche qui n’était qu’un détail abstrait du fond de l’image.

Il s’agit de son second bras – qu’on imaginait perdu dans l’ombre –  qu’elle projette de toute sa force vers l’avant, au-dessus de son visage, le poing fermé comme un projectile.  Le gonflement de cette tache blanche  contient toute cette violence de la peur.  Dans cet espace clôt et sombre, cette femme du peuple est en lutte contre un danger dont elle se défend avec tout son corps.

                Tout l’art savant de Mélik apparaît maintenant.  Il est question d’une émotion,  c’est le corps du personnage qui en porte la vérité. Mais nous sommes loin de l’expressionnisme. Mélik dissimule le danger pour ne laisser apparaître que le corps  bien réel dont les formes ne sont pas exagérées, à la différence de se qui se passe chez Edvard  Munch (les multiples versions du Cri ), Ernst Kirchner (les paysages urbains et leurs promeneurs) ou Chaïm  Soutine (les personnages comme l’ Enfant de chœur ou Le groom).  Chez ces expressionnistes célèbres la déformation s’applique à toute l’image. Elle est devenue une méthode.  Chez Mélik, elle est localisée et unique parce qu’elle délivre  un sens caché pour celui qui sait le chercher..  La déformation n’est pas un style, c’est une déformation de signification.  La différence est notable.

Mélik est-il un peintre de l’élision (sur le plan spirituel) et  de l’esquisse (sur le plan technique) ? Cela ne parait pas évident quand on pense à la présence massive de ses figures, à l’excès de matière… Mais il existe un autre versant de son œuvre qui valorise l’inachèvement.  Une deuxième peinture confirme ce principe du secret dans l’image. Une vingtaine d’années les sépare pourtant. 

A première vue,  il ne s’agit que d’une superbe jeune fille dans sa robe d’un jaune éclatant.                          

               E. Mélik, Jeune fille, autour de 1965, 22×24 cm, collection particulière.

En y regardant de plus près, à droite se trouve une jambe posée fermement sur le sol alors que l’autre jambe est repliée, le genou heurtant la tête de la jeune fille.  Ce choc explique que son visage soit incliné sur la gauche.  Un détail à peine visible est une larme sous son œil, à droite (voir Peindre, mais quoi ? sur edgarmelik.blogspot.com, 20 juillet 2013). Dans les deux images Mélik a su dissimuler la violence de la scène. 

Mélik a eu la chance de croiser à Marseille un jeune peintre et critique d’art, Léo Van Droogenbroeck (1905-1995), qui écrira sur sa première exposition personnelle chez Lil Mariton, galerie Da Silva, en décembre 1934 (Les Cahiers du Sud).  Il faut imaginer l’impact que ces quelques dessins  – semblables à  La robe rouge ou le réel voilé – rassemblés dans la galerie pouvaient produire  sur le public conventionnel des galeries marseillaises. 

« Il est certain qu’un artiste de l’envergure de Mélik n’est pas commode à saisir du premier coup, il ne délasse pas, demande même un grand effort d’adaptation et rebute certes le grand public incompréhensif, voire malveillant. L’art véritable ne cherche pas à plaire, il n’est pas a priori d’agrément. On ne saurait assez le dire : ce qui compte c’est l’émotion, l’intensité provoquée, durable, au travers d’une forme neuve, originale. Ce lyrisme parfois reproché aux peintres, cette élévation dans les zones désintéressées, hors le temps et le lieu, et où la conscience intime se retrouve lucide et pure, ce droit nous le découvrons en Mélik avec à la base, en une sorte de chaos créateur,  une véritable virtuosité du jeu des couleurs et des formes, ainsi qu’une science très développée et bien particulière de la composition : concordance de pensée et de moyens et où la pensée reste majeure.

Mélik dont l’art est empreint d’orientalisme n’est pas sollicité par l’abondance, la santé, par le besoin d’épancher des confidences, par une attirance vers des états plus familiers, plus près de la vie quotidienne de son intimité et de ses émois. En lui, rien de tout cela. Combien plus direct et franc, bien que cruel, est son sentiment de la nature impersonnelle, indifférente même monstrueuse. L’œuvre de Mélik est comme un défi à la morale, aux conceptions creuses des idéalistes… La palette du peintre est d’une qualité et d’une richesse rares. Les profondeurs ardentes des verts s’accouplent aux jaunes frais des maïs, l’ambre, l’ivoire, l’or foisonnent et nuancent les sangs et les rouges tatouages des argiles et des terres brunes, grises, aux noirs éloquents, et l’on est saisi par ces peintures, ces fragments aux matières âpres, souffrées et pigmentées pareille à des métaux en fusion, et en fonction desquelles se placent et se heurtent les rythmes parfois saccadés, en conquêtes de cliquetis et sonorités. Les oppositions y jouent, provoquantes et fantastiques, et les masses et les couleurs crues ou rompues sont habilement amenées et mises en valeur.

L’œuvre de Mélik révèle un drame inhumain et singulièrement anormal. En elle tremble le vertige de l’inconscient qui poursuit à travers un climat de cauchemars extravagants une libération de l’homme. … certes, cela correspond assez à la personnalité de l’artiste, à ses goûts d’ascète, à sa vie taciturne et ce que nous savons de lui, ce que laisse deviner sa parole sobre, son attitude hermétique s’épanche presque sauvagement dans sa peinture. »

                On reste sidéré devant le regard de ce jeune peintre qui  a si bien su saisir les aspects les plus dissonants de Mélik.  On imagine bien leurs conversations  saccadées à la sortie de la galerie Da Silva ou à la terrasse d’un café de Marseille. Cette première analyse est une des plus profondes de la peinture et de la personnalité de Mélik qu’il nous soit donné de lire.  Et pourtant, il n’est à Marseille que depuis deux ans.  Si la production de Mélik va se transformer et sa personnalité s’adoucir,  les traits caractéristiques  de son art et de sa psychologie vont perdurer.                   

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